jeudi 4 novembre 2010

Comment Platon s'enthousiasme pour Magritte et Malevitch.

On peut hésiter entre trois attitudes possibles de l’auteur de la République à l’égard de l’art  moderne :
       a) « Ce n’est pas de l’art. Tant mieux ! »
       b) « C’est hélas de l’art… »
       c) « Voilà enfin l’art que j’attendais ! »
On se propose ici de démontrer que Platon serait très enthousiaste et qu’il pourrait s’écrier, à la différence de Hegel, « ici commence l’art ». Autrement dit et paradoxalement, l’esthétique de Platon ne contredit aucunement l’art moderne et l’art contemporain ; il s’y actualise au contraire.

Partons du texte de la République, X, 595a sq. :
« J’ai bien à l’esprit, repris-je, les raisons nombreuses et de toutes sortes qui nous font dire que nous avons fondé notre cité le plus correctement possible, et je l’affirme surtout quand je réfléchis au sujet de la poésie.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.
— Du rejet absolu de cette partie de la poésie qui est imitative. Qu’elle doive être désormais rejetée absolument, avec toute la rigueur possible, cela apparaît selon moi beaucoup plus clairement depuis que nous avons distingué et isolé les différentes espèces de l’âme.
— Que veux-tu dire ?
— […] Il me semble que toutes les œuvres de ce genre [l’imitation] déforment l’esprit de leur auditoire, à moins que ceux qui les entendent ne possèdent l’antidote, c’est-à-dire la connaissance de ce qu’elles sont réellement. »
Suivent les « trois espèces de lits » : 
1) D’abord, dans le monde intelligible, l’Idée ou la forme intelligible de lit, que le dieu a produite (« il a produit ce lit unique qui est lui-même ce qu’est le lit »), et qui correspond à l’essence du lit, c’est-à-dire à sa vérité et donc au plus haut degré de réalité qui soit du lit (c’est le « lit qui existe réellement »). L’Idée de lit est donc nécessairement une, en tant que principe anhypothétique de tous les lits. 
2) Suit, dans le monde sensible, le lit fabriqué par l’artisan à partir de l’Idée de lit. Il y a autant de lits matériels que d’objets-lits. Le multiple naît du passage de la forme à la matière, de l’Idée aux choses, preuve que les lits fabriqués par les artisans ressemblent, mais ressemblent seulement à l’Idée de lit ; elles en ont précisément seulement l’apparence. 
3) A un niveau encore inférieur du monde visible, se trouve le lit représenté par le peintre, « imitateur » de l’objet lit fabriqué par l’artisan. La peinture est « une imitation de l’apparence » et non pas de la vérité, d’où la condamnation de « l’art de l’imitation », dont les représentations sont les plus éloignées du vrai. Tout comme les ombres projetées sur le fond de la caverne, les œuvres de l’art imitatif sont des simulacres, des reflets des objets réels. C’est le domaine de l’image. Car « ces imitateurs [y compris les tragédiens] ne créent en effet que des fantasmagories, et non des êtres réels ».
Ainsi « le peintre produira un cordonnier qui paraîtra réel, alors que lui-même ne connaît rien à la cordonnerie, et qu’il le produit pour des gens qui ne s’y connaissent pas davantage, mais qui observent les choses en se basant sur les couleurs et les figures. […] De la même façon, je pense, nous dirons que l’expert en poésie, à l’aide de mots et de phrases, émaillera chaque art [téchnê] des couleurs qui lui conviennent, sans connaître rien d’autre que l’art d’imiter. »

Chaise. Philippe Starck.
Or, à ce point de la lecture (601c), on est en droit de se demander pourquoi Socrate a affirmé si facilement que le peintre ne faisait qu’imiter tel lit fabriqué. Ne peut-on pas en effet peindre un lit qui ne serait que le fruit de notre imagination, de la même façon que l’artisan imagine un lit avant de le construire ? Dans ce cas, le peintre ne fait-il pas preuve de création au même titre que l’artisan, et non plus d’imitation? Ne fournit-il pas, lui aussi, sa propre vision incarnée de l’Idée de lit qui l’inspire ? On ne voit pas quelle différence fondamentale en termes de degré de réalité, à l’intérieur d’un modèle ontologique qui établit l’Idée de lit comme la seule essence du lit, distingue le dessin du lit réalisé par Starck du lit matériel labellisé « Starck ». Pourquoi le dessin serait-il moins réel que le lit fabriqué, s’il est vrai que l’un et l’autre proviennent d’une vision imaginative imitée de l’Idée de lit ? Comment Platon-Socrate justifie-t-il cette hiérarchie ontologique ? C’est la suite du dialogue qui nous l’indique : « A présent, ne laissons pas la question traitée seulement à moitié, mais considérons-là dans son entièreté », précise Socrate, prévenant, semble-t-il, nos objections. « Pour chaque objet, il existe ces trois arts-là : l’art de s’en servir, l’art de le fabriquer, l’art de l’imiter ».

Or « C’est […] une nécessité déterminante que pour chacun [des objets fabriqués] ce soit l’utilisateur qui soit le plus expérimenté, et que ce soit lui qui communique au fabricant les qualités et les défauts de ce qu’il produit, tels qu’ils se révèlent à l’usage de celui qui les utilise. » La « science » est ainsi, non pas du côté du fabricant, mais de l’usager, qui communique ensuite à l’artisan ce qu’il souhaite pour l’objet qu’il utilise. L’artisan acquiert ainsi une « science » de seconde main, c’est-à-dire une « opinion correcte », qui lui permet de fabriquer, en fonction de son habileté, l’objet demandé. Mais l’imitateur ? Il n’acquiert pas « la science des choses » qu’il représente s’il n’en a pas l’usage ; et il ne sait pas « si elles sont belles et correctes ou non » s’il n’est pas informé par « celui qui sait ». 

On serait ici tenté d’objecter à Socrate que le peintre, qui dort dans son lit, sait en tant que dormeur ce qui fait un bon lit. Pourquoi Platon a-t-il choisi de prendre pour exemple le cas du lit, alors que n’importe qui en connaît l’usage, y compris celui qu’il appelle « l’imitateur » et dont il entend nous démystifier ? Parce que le dessin du lit n’est d’aucun usage — à moins d’en représenter le plan de construction comme le dessin de Starck — à la différence du lit fabriqué par l’artisan. Même si le peintre représente le lit qu’il imagine être le plus confortable possible, il n’en demeure pas moins que son dessin ne sera qu’une représentation de ce lit confortable, et pas le lit confortable lui-même. « Ceci n’est pas un lit » aurait pu dire Socrate avant Magritte. Il n’est d’aucune utilité, et partant, il ne possède aucune finalité, car un lit est un lit si et seulement s’il sert à recueillir le corps fatigué du dormeur. Dans le monde sensible, « l’excellence, la beauté, la justesse de chaque objet fabriqué, de chaque être vivant, de chaque action » ne sont pas « ordonnées à autre chose qu’à l’usage de chacun, c’est-à-dire à ce pourquoi chacun existe, qu’il soit fabriqué ou bien qu’il existe naturellement ».

D'après Escher
D’où le dur jugement de Socrate : « l’imitation n’est qu’une activité puérile, dépourvue de sérieux ». Pourquoi ? Parce qu’elle ne suscite pas l’usage de la raison, mais entretient au contraire la paresse de l’imagination. Or cette dernière ne permet en aucun cas d’atteindre la vérité des choses, qui est le but, selon Platon, de l’existence humaine. En effet, l’imagination est aux prises avec les illusions, les apparences trompeuses ou mutilées des choses. Par exemple, « les mêmes objets, selon qu’on les observe dans l’eau ou hors de l’eau, paraissent fracturés ou droits […] suivant une […] illusion optique […]. » Ce n’est pas l’imagination qui nous permet de corriger « cette vulnérabilité de notre nature », mais le recours à la raison, laquelle oppose aux apparences sensibles et aux opinions et croyances, la « mesure » et le « calcul ». Autrement dit, l’imagination demeure le monde des formes et des couleurs, la surface changeante et toujours incomplète des choses (puisqu’on ne perçoit par les yeux qu’un seul aspect du même objet et non pas ce qu’il est entièrement), tandis que la raison, « la partie la meilleure de l’âme », considère l’objet dans son être conceptuel — on serait tenté de dire : « mathématique ». La raison nous protège ainsi des travers de notre nature sensible ; elle nous donne accès à l’objet, non pas dans son essence — il faut pour cela accéder à l’intellection pure (noèsis) —, mais dans toutes ses dimensions et en fonction de toutes ses propriétés, c’est-à-dire dans sa stabilité. 

La raison nous donne à concevoir le lit identique à lui-même, tandis que les sensations, mais aussi le dessin, nous le représentent à chaque fois différent en fonction des angles de vue : « un lit, si tu le regardes sous un certain angle, ou si tu le regardes de face, ou de quelque autre façon, est-il différent en quoi que ce soit de ce qu’il est lui-même, ou bien paraît-il différent tout en ne l’étant aucunement ? […] il semble différent, mais il ne l’est en rien. » L’art imitatif pictural entretient l’illusion d’optique et la limitation de notre champ de vision. Il imite ou reproduit nos perceptions sensibles, elles-mêmes déjà mutilées et incomplètes, déformées et sujettes aux illusions. La raison maintient le lit dans son identité ; elle perce le voile des apparences pour (conce-)voir l’objet lit tel qu’il est en lui-même. Les sens éclatent le même objet en autant de perceptions singulières, non seulement visuelles (en fonction des différents angles de vue), mais encore tactiles, auditives, etc., et chacune de ces perceptions est susceptible de déformer la réalité sensible elle-même sous l’effet d’une illusion optique, auditive, etc. L’apparence du lit est toujours multiple, jamais identique à elle-même dans le temps et dans l’espace. La permanence du lit tient à l’opération de la raison qui pense le lit, plutôt qu’elle ne le perçoit. La raison, à ce titre, exclut le temps et l’espace sensibles ; elle fige le lit non pas pour le photographier dans un état particulier ; mais, au contraire en l’extrayant du fluide spatial et temporel, en le sortant du fleuve des apparences sensibles, elle le prive de toute représentation et donc de toute image. Le lit, dans son identité stable, est ainsi sans couleur, sans forme, sans dimension. C’est un concept.

Au contraire, le dessin de tel ou tel lit s’apparente aux coloriages de l’enfant, dont l’univers mental est encore en majorité celui de l’imagination, c’est-à-dire celui de la mise en images du réel. L’enfant, comme Saint Thomas, ne croit que ce qu’il voit. S’il voit un fantôme… Le dessin de l’artiste est ainsi destiné aux enfants et aux prisonniers de la caverne. Quelle différence feront-ils entre ce qu’ils voient et ce que représente l’artiste ? Aucune. L’art imitatif ne donne aucune clé aux ignorants pour les corriger et les détourner de leurs illusions. Il n’éduque pas le regard, puisqu’il re-présente ce que nous voyons déjà, sans savoir que nous voyons mal ce que nous pensons être la réalité de tel lit. « Ainsi, le médiocre [le dessin, ombre du réel] s’accouplant au médiocre [l’imagination génératrice d’illusions, très « à distance de la pensée réfléchie »], l’art imitatif n’engendre que du médiocre [il maintient le spectateur dans son ignorance, « loin de la vérité »] » conclut Socrate (603b). C’est donc un double inutile de perceptions imaginatives et imagées qui nous éloignent de la réalité du lit. Platon, c’est certain, se méfierait de la photographie.

Qu’en est-il au contraire de l’art non imitatif ? Mais existe-t-il seulement un art (esthétique) qui ne soit pas imitatif pour Platon? Dans le livre X de la République, ce n’est pourtant pas tant le peintre de trompe-l’œil comme Zeuxis (mort en 400) qui est le plus accusé que le poète, et pas n’importe lequel : Homère, « même si l’affection et le respect que [Socrate a] depuis l’enfance pour [lui] [le] font hésiter à parler » (595c), comme il le confie à Glaucon. Or la poésie est elle aussi, qu’elle soit épique ou tragique, un art imitatif, dans la mesure où elle « représente, disons-nous, les êtres humains engagés dans des actions qui sont ou bien forcées, ou bien accomplies de leur plein gré » ; autrement dit, elle imite parce qu’elle met en scène des actions et des réactions passionnelles — les personnages de l’Iliade et de l’Odyssée « éprouvent soit de la peine, soit de la joie » — qui apparaissent sinon vraisemblables, du moins imaginables. Ce n’est pas de philosophes ou de sages dont il est question chez Homère, mais bien plutôt de « héros accablés par le malheur qui [déclament] une longue complainte mêlée de gémissements ». Ce n’est pas la raison qui est suscitée à la récitation de l’aède, mais « cette partie excitable de l’âme », « cette partie qui est assoiffée de larmes et portée à se lamenter sans retenue », attitude qui « convient à une femme » plutôt qu’à un héros. D’ailleurs, n’aurions-nous pas honte de nous conduire de la sorte s’il nous arrivait « un chagrin personnel » ? Nous chercherions au contraire à « nous montrer capables de demeurer calmes et de l’endurer, parce que cette attitude est celle d’un homme […] ». Et pourtant, l’art du poète, lorsqu’il nous représente « ces héros qui chantent en se frappant la poitrine », fait que « nous éprouvons du plaisir et que nous nous laissons prendre ». C’est là que se situe le vice de l’art poétique. Il nous pousse à nous complaire, à jouir de « ce qui nous ramène au ressassement de la souffrance et aux gémissements », c’est-à-dire qu’il flatte en nous « l’élément irrationnel, indolent et enclin à la lâcheté ». Il dévirilise « — et seul un petit nombre [des gens de valeur] fait exception ». 

Achille
Mais ici une question se pose. Y a-t-il véritablement imitation ? Socrate précise en effet que dans la vie réelle, quand nous nous trouvons confrontés à un malheur, « nous nous targuons » de pouvoir l’endurer sans faiblir. Il n’est pas dans la coutume des Athéniens mâles de se déchirer le visage comme le font les pleureuses. Le code viril l’interdit ; ce serait un déshonneur « dont on aurait plutôt honte », précise Socrate. Alors en quoi Homère imiterait-il la réalité en représentant les excès de la douleur et du chagrin chez ses héros ? L’imitation, stricto sensu, apparaît comme une représentation passive de ce qui est ; elle n’en est qu’un doublet. Or Socrate n’accuse pas seulement le poète d’imiter, c’est-à-dire de « [fabriquer] artificiellement des simulacres » qui tiennent le spectateur ou l’auditeur « à l’écart du vrai », il lui reproche surtout de « [flatter] la partie de l’âme qui est privée de réflexion ». C’est là « l’accusation la plus grave que nous formulerons contre la poésie. C’est en effet le mal qu’elle est en mesure de causer aux gens de valeur […] qui est pour ainsi dire le plus terrifiant. »  Car l’art poétique agit en fait sur le spectateur ; il produit des effets, il n’est pas un simple miroir, une pure imitation. Socrate décrit assez précisément de quelle puissance cet art est capable : « il éveille cette partie excitable de l’âme [la partie inférieure], il la nourrit et, en la fortifiant, il détruit le principe rationnel […]. » Il rend fou. Il est même capable d’affaiblir, voire de terrasser, la puissance de la raison dans les âmes des citoyens les meilleurs.  Mais cette puissance aliénante de l’art poétique tient précisément à l’art, au savoir-faire, c’est-à-dire au talent du poète qui crée les conditions passionnelles, « à l’aide de mots et de phrases », de « vers iambiques ou [de] vers épiques », de ce renversement de la hiérarchie des parties de l’âme. Et on admire à Athènes, lors des concours de tragédies, « l’expert en poésie » qui « a le mieux réussi à nous mettre dans un tel état ». Le poète est dangereux parce qu’il ne se contente justement pas d’imiter ; il invite, il excite à la folie, c’est-à-dire qu’il suscite, par son art, son style qui est création comme l’indique d’ailleurs l’étymologie du mot « poésie », la crue des passions. Débordée, la raison perd son pouvoir, « exactement comme cela se produit dans une cité lorsqu’on donne le pouvoir aux méchants : on leur abandonne la cité et on fait périr les plus sages », à commencer par Socrate. Platon se méfierait, c’est certain, du cinéma.

L’art poétique est vecteur de troubles de l’âme, lesquels conduisent aux troubles politiques, s’il est vrai que l’organisation politique reflète celle de l’âme. On peut se demander dès lors s’il n’existerait pas une imitation bonne. Après tout, l’organisation politique ne doit-elle pas imiter celle de l’âme quand la raison gouverne ? Toutefois il ne s’agit pas tant d’imitation que de causalité ou de réciprocité. Or sur ce point, on peut hésiter. La cause de l’injustice politique semble être le dérèglement de l’âme ; mais n’en est-elle pas aussi la réciproque ? Car en fonction du régime politique, on peut connaître l’état de l’âme des citoyens. La politique est le miroir de l’âme. On peut en effet hésiter sur le type de rapports entre état d’âme et Etat. Est-ce la hiérarchie des parties de l’âme qui cause, par réflexion, tel ou tel type de régime politique, telle ou telle organisation sociale ? Ou bien est-ce au contraire le politique qui met notre âme dans tel ou tel état ? Soyons précis sur les termes. Un rapport causal, du type du modus ponens, distingue entre la cause et l’effet, tel qu’en l’absence de la cause, l’effet ne se produit pas. Si A, alors B ; mais si non-A, non-B, en acceptant que B ne puisse être sans A. Ici, si la raison gouverne l’âme, alors les sages gouvernent la cité ; mais si la raison ne gouverne pas, les sages sont à la merci des méchants qui gouvernent la cité. Peut-on inverser la cause et l’effet ?
Raphaël. Au centre, Platon et Aristote.
Si les sages gouvernent la cité, la raison gouverne dans toutes les âmes. Pas sûr… En effet, si les sages sont en petit nombre, on ne voit pas comment ils pourraient se maintenir au pouvoir en demeurant sages, c’est-à-dire sans être enclins au recours à la violence et à la terreur pour maintenir à distance la majorité de méchants. Si les sages sont en majorité, ils obtiendront l’obéissance de la minorité qui n’aura le choix qu’entre se soumettre ou se convertir à la sagesse. Dans tous les cas, l’effet n’est pas certain parce qu’il tient à une condition : l’avantage numérique des sages. En revanche, si tous ou presque sont sages, ou du moins qu’ils font preuve de la plus grande rationalité, la cité aura toutes les chances d’être la moins injuste possible. La cause est donc bien l’état de l’âme. 

Dès lors que tous les citoyens sont devenus sages — par hypothèse théorique — il ne s’agit plus d’un rapport causal entre l’organisation de l’âme et celle de la cité, mais bien d’une relation de réciprocité. Par réciprocité, on entend une relation dynamique à double sens, et non le seul rapport quasi vectoriel de la cause vers l’effet. Dans la relation réciproque, les deux parties se renforcent mutuellement ; elles ne doivent donc rien à l’autre, tandis que dans la relation causale, l’effet est déterminé par l’occurrence de sa cause. Ainsi, dans la cité des hommes justes (parce que guidés par la raison), les rapports politiques et sociaux découlent naturellement de leur état d’âme, à tel point qu’il n’est plus besoin de lois positives ou d’institutions du pouvoir, extérieures et contraignantes. Les hommes justes ne peuvent que se conduire justement entre eux. L’autocratie de la raison dans l’âme chez tous les citoyens conduit paradoxalement à l’anarchie politique, au sens où aucun « monopole de la violence » dans les mains de l’Etat n’est plus nécessaire pour obtenir des individus la conduite sociale adéquate au vivre-ensemble. Mais alors on comprend mieux ce que présente le paradigme de la cité juste tel qu’il est longuement décrit dans la République. Il correspond aux conditions politiques et sociales qu’il serait nécessaire d’établir, pour permettre — en théorie — le passage de la causalité (le philosophe-roi, autocrate politique) à la réciprocité (la cité anarchique des sages). La cité absolument juste aurait la forme d’une communauté de sages, amis entre eux. Mais il ne s’agit que d’un « idéal régulateur » puisque rien ne prouve que tout individu possède « le naturel philosophe » tel que Socrate en parle au livre VI. En fait, rares sont ceux « qui [sont animés] du véritable amour du savoir », c’est-à-dire ceux qui sont « naturellement [disposés] à lutter pour atteindre l’être » (490a-b).  De  manière plus réaliste, on peut tenter d’établir la cité qui serait la moins injuste possible, dans laquelle chaque naturel, correspondant respectivement à une des parties de l’âme (le désir, l’ardeur et la réflexion), tiendrait la place qui lui convient le mieux sur le modèle de l’âme juste. Ainsi la raison doit gouverner ; le philosophe doit être roi. Ce qui constitue le « chœur du naturel philosophe », ce sont « le courage, la grandeur d’âme, la facilité à apprendre, la mémoire » (490c). Mais ce naturel philosophe peut, on l’a vu à travers les effets corrupteurs de l’art poétique, être dénaturé s’il n’a pas « la chance de recevoir l’instruction qui lui convient » (492a). Les vertus naissantes sont fragiles ; elles doivent être encouragées et renforcées par une éducation appropriée. Ceux qui sont dépourvus de ce « naturel philosophe » doivent au moins acquérir la vertu de justice a minima, savoir la disposition à obéir aux lois, ce qui suppose la modération des désirs. Il n’est donc pas question d’imitation ici, mais d’une correspondance proportionnelle entre les états d’âme des citoyens et l’organisation politique de la cité.

Homère
La question est ainsi la suivante : comment faire pour que les âmes du plus grand nombre des citoyens soient gouvernées par « la partie la meilleure », la raison ? Puisque l’organisation politique est d’abord l’effet de celle des âmes des citoyens, il faut agir sur les âmes pour que change l’organisation politique. Or ce modelage de l’âme est la mission de l’éducation. Et l’éducation, pour qu’elle soit efficace collectivement, doit être prise en charge, orientée, par l’Etat. L’éducation devient ainsi affaire de politique. Dès lors on comprend mieux pourquoi Socrate s’intéresse de si près au rôle du poète dans la cité. Parce que le poète comme le musicien jouent un rôle pédagogique essentiel. En quoi consisterait la saine éducation ? On le devine, elle doit « assécher [les passions] », « les soumettre, pour que nous devenions meilleurs et plus heureux, et non pires et misérables » (606d). Or il convient de « demeurer [vigilant] » à la lecture « du premier des poètes tragiques », Homère, « ce grand poète [qui] a éduqué la Grèce » aux dires de ceux « qui recommandent qu’on mène sa vie en conformant la totalité de notre existence à l’enseignement de ce grand poète ». Car il faut bien distinguer entre la partie de sa poésie qui pousse au dérèglement de l’âme et celle, comme « les hymnes aux dieux et les éloges des gens vertueux », qui fait de la raison « ce qu’il y a de mieux »  pour la communauté. La poésie est nécessaire, du fait de son rôle pédagogique. Il n’est donc pas question de s’en passer. Socrate l’avoue : « nous avons bien conscience d’être nous-mêmes sensibles à son charme », et nous lui ferions une place « avec enthousiasme » dans « la cité soumise à de bonnes lois » pourvu qu’elle ne trahisse pas « ce qui nous apparaît comme vrai » et bon.

Or ici ce que dit Socrate devient tout particulièrement intéressant pour notre propos. « Il serait donc juste, dit-il, [que la poésie] revienne [dans la cité juste] à cette condition, quand elle aura réussi à produire sa justification […] » ; et il poursuit : justification « visant à démontrer qu’elle n’est pas seulement agréable, mais également utile pour les constitutions politiques et pour la vie humaine » (607d). Le poète se doit de défendre son art en usant de l’exercice rationnel par excellence : la démonstration. A côté de son œuvre, il doit produire un discours qui l’explique et le justifie dans ce qu’elle peut apporter à l’édification (au sens premier du terme) des âmes. Si la poésie, en revanche, se présente nue aux oreilles des gens, elle risque fort de s’avancer sous les traits de la « Muse séduisante ». Il faut penser son art, y réfléchir, et ne pas se laisser aller au seul plaisir des sens, ou chercher seulement à flatter et à plaire à un public donné. Et cela est d’importance pour Socrate, « plus important [même] qu’il n’y paraît », car cela tient à la question essentielle : « deviendra-t-on bienfaisant ou méchant ? » La poésie doit se défendre, en tant, à présent, que vecteur de vertu. Doit-on en déduire, que ce faisant, elle quitte l’espèce des arts imitatifs ?

Revenons aux caractéristiques de l’art imitatif en général. On a vu qu’il fallait distinguer entre deux dimensions de l’imitation : l’imitation sur le plan ontologique et l’imitation dans le domaine psychologique des passions de l’âme. L’art imitatif est donc d’abord celui qui reproduit des objets fabriqués ou qui décrit des passions humaines en s’en tenant à leur surface, à leur apparence. Or ce que nous voyons des choses n’est pas les choses elles-mêmes, mais seulement un aspect, qui plus est potentiellement déformé, de leur manifestation sensible. Pour accéder aux choses telles qu’elles sont, identiques à elles-mêmes, il convient au contraire de les concevoir par la raison, c’est-à-dire sous forme de concepts, et idéalement par l’intuition de leur Idée. S’en tenir aux apparences, c’est se repaître des ombres des choses. Or la partie de l’âme qui recueille et fabrique de telles ombres est l’imagination, la faiseuse d’images. C’est elle qui fait le lien entre les deux dimensions de l’imitation. En proposant des images dégradées des choses, l’art imitatif n’excite que l’imagination, laquelle prend dès lors le pas sur la partie la meilleure de l’âme, savoir la raison. Il s’ensuit un dérèglement de l’âme. Les passions étant libérées et dominantes en l’âme, le poète imite ce dérèglement sous la forme de récits et de complaintes dans lesquels l’individu est submergé par ses passions. Dans les deux cas, celui de la peinture et celui de la poésie, l’art imitatif ne fait rien pour éduquer le public, comme par exemple susciter en lui l’examen de conscience. Les trompe-l’œil de Zeuxis reproduisent non pas la nature, mais plutôt les visions de chacun sans indiquer qu’elles ne sont que des visions. La nature n’est pas ce qu’on voit, sans quoi le soleil continuerait de se coucher, etc. Les tragédies et les comédies mettent en scène des personnages passionnés, sans permettre au spectateur de se mettre à distance. On est toujours tenté en effet de s’identifier à tel ou tel personnage, sans que cela implique la remise en question. L’art imitatif reproduit l’illusion et l’erreur. Il est une image, non du réel — le discours philosophique ou mathématique, par le logos et à partir de l’exercice de la dianoia, est ce qui s’en approcherait le plus par l’intermédiaire des concepts et des relations —, mais de l’illusion.

Cela étant dit, en quoi consisterait au contraire l’art non imitatif ? Ce serait, dans le domaine de la peinture, celui qui se présente au spectateur pour ce qu’il est : une illusion. C’est le tableau qui s’annonce comme tableau. N’est-ce pas ce que fait Magritte dans son tableau au titre évocateur : La Trahison des images ? Et que dire du Carré blanc sur fond blanc de Malevitch ? N’est-ce pas une façon de nous détourner des illusions de la peinture, et conséquemment, une manière d’éducation du regard ? Qu’y a-t-il à voir dans ce tableau ? Dans la mesure où il ne représente aucun objet du réel, il n’imite rien. Il n’est en aucun cas « un miroir que l’on promène le long du chemin ». Il est à lui-même sa propre justification. Il se montre dans ce qu’il est : un tableau, de la peinture, un artefact. Surgit d’un seul coup un nouvel objet dans le monde sensible. Un objet en lui-même. Alors que les tableaux figuratifs à l’excès, les trompe-l’œil, sont des demi-objets parce qu’ils ne montrent que ce qu’ils représentent, et fondent tout leur effet sur leur disparition dans l’œil et l’esprit du spectateur, le tableau de Malevitch se présente et s’impose à nous parmi les autres objets du monde ; il existe en tant que tableau. Il parvient à se représenter lui-même tout en étant lui-même: il est la (re)présentation du tableau, et peut-être même de tout tableau. Il n’est dès lors plus une simple image, mais un être.  

La Fontaine de Duchamp aussi se jette, plutôt qu’elle ne s’offrirait, séduisante, à notre vue, modifiant profondément notre regard sur l’art et sur les objets de ce monde quotidien que nous n’interrogeons jamais. Là encore, point d’imitation : l’artiste n’a rien re-produit, il a seulement déplacé un objet et réalisé sous nos yeux l’être de toute métaphore, un glissement de sens, de champ, de symbole. Il produit d’un seul coup la démystification de l’art, et du même coup libère l’artiste des fonctions d’illusionniste que la foule lui assignait. Il n’est plus question d’entretenir l’illusion, de tout fonder sur l’habilité à tromper soit en créant l’apparence de l’apparence du réel, soit en introduisant un monde fantasmagorique dans le réel et même à la place de celui-ci; l’artiste s’affirme comme tel, il ne se fait plus oublier. Dès lors, nous savons que ce que nous voyons est une vision singulière, propre, idiosyncrasique. Ce n’est plus une illusion du réel qui tente de se faire passer pour lui. On ne se laisse plus « prendre ». Et du même coup, on s’interroge. 

Ne faut-il pas à notre tour ne plus nous laisser prendre à nos propres illusions ? L’artiste assume ses illusions, mais cela ne veut pas dire qu’il les ignore comme telles ; il a pris conscience de la singularité de son œil et de l’inépuisement du réel à travers lui. Il produit en nous le choc des certitudes, il nous réveille de notre « sommeil dogmatique ». Il est celui qui dénonce les ombres de la paroi. L’art s’est libéré en s’affirmant comme vision et non plus comme image du réel ; il est apparu à lui-même et aux autres, du jour où il a affirmé, comme Prospero dans La Tempête, que les œuvres « are such stuff / As dreams are made on ». A présent, le monde de l’art est advenu. Et grâce à lui, les œuvres du passé ressuscitent en tant qu’objets (au sens ontologique du terme) d’art. Mais qu’en est-il de Platon ? Reconnaîtrait-il aux œuvres modernes le droit de pénétrer dans la cité juste ? Si elles ne prétendent à rien d’autres qu’à ce qu’elles sont, qu’elles produisent dès lors en nous une forme de démystification, qu’elles ne nous subjuguent plus, mais au contraire se présentent d’emblée comme des visions subjectives au sein du réel sans jamais se prendre pour lui, n’opèrent-elles pas une forme d’éducation salutaire ? Ne permettent-elles pas au spectateur de prendre conscience que le réel n’est pas dans ce qu’il se contente de voir ? Dans la distinction entre l’image et la vision que l’art pictural a opérée consciemment avec les impressionnistes, se joue la distinction entre voir et ce qui est vu. Certes, je ne peux voir que ce que je vois, mais ce que je vois n’est pas ce que je vois. Comme la lumière elle-même : je vois grâce à elle mais sans la voir. L’art nous fait ainsi penser ontologiquement, dans l’aveu humble de son impuissance à montrer le réel tel qu’il est en lui-même. L’art moderne, dans son étrangeté, la singularité de ses œuvres, introduit à la question de toute métaphysique, telle que Heidegger la pose : « Sur quel fondement se tient l’étant ? ». La démultiplication des œuvres-visions de l’art nouveau propose à la contemplation autant d’étants qui interrogent l’origine de tout étant : que voyons-nous du réel ? D’où vient que nous voyons (seulement) ce que nous voyons ? Quel est l’être universel de tout ce qui nous semble être, c’est-à-dire de tout ce qui nous apparaît ? Si nous ne voyons que ce que nous pouvons voir et que chaque vision est singulière, comment s’opère la communication entre nos visions ? Comment accéder à l’étant en lui-même, et plus encore à l’être d’où procèderaient les étants ?

Mais Platon pourrait alors objecter que si l’art moderne dénonce la dichotomie entre vision et image du réel, il ne nous dit pas comment sortir de la caverne. L’art ne risque-t-il pas de nous décourager d’accéder jamais au vrai ? Certes, il est déjà engagé dans le dévoilement des apparences, puisqu’il nous indique que ce que nous voyons n’est qu’une vision et non une image du réel. Mais ne sommes-nous pas condamnés au solipsisme, à l’errance à l’intérieur de soi ? Comment se dégager de ces visions ? C’est ici qu’il faut justifier le geste artistique en en révélant la question métaphysique première. C’est là qu’il faut philosopher et que le discours doit seconder la sensation — et l’ébranlement — intellectuelle que l’art moderne a produite. C’est en cela que l’art moderne se révèle l’adjuvant inespéré de l’émancipation intellectuelle. Les premiers doutes naissent ainsi de ces visions étranges qui brisent les ombres habituelles, et qui encouragent certains à secouer leurs chaînes. La curiosité, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire cette inquiétude née de la confrontation à l’étrangeté, voilà la qualité pédagogique de l’art moderne. Cette ouverture — cette disponibilité — à la question, sans laquelle il n’y a pas de philosophie, l’art moderne la rend possible.

Qu'être écologiste, ce n'est ni bien ni mal.

Nous procéderons more geometrico

Postulat de principe
Soit le postulat épistémologique fondamental suivant : entre deux hypothèses concurrentes, il convient de privilégier celle dont le coefficient de rationalité est le plus élevé.

Scolie
Remarquons que par « épistémologie », nous retenons avant tout la notion de connaissance, opposée à celle d’opinion ou de croyance. Ces dernières admettent l’impossibilité de toute connaissance, dans la mesure où elles adhèrent à l’inconnaissable en soi, l’inexplicable, le mystérieux. Or puisqu’il s’agit de démontrer quelque chose, il est nécessaire de préserver la foi en la connaissance. Ici, nous admettons la thèse de Nietzsche selon laquelle toute hypothèse théorique, toute science, commence par un acte de croyance. Historiquement, le philosophe n’est-il pas celui qui se met à croire en la puissance de la raison pour expliquer les phénomènes ? Toute philosophie est donc critique au sens grec du terme, c’est-à-dire qu’elle établit une discrimination forte entre la science et le mythe, entre l’explication et la légende, entre le rationnel et l’a-rationnel. Il s’agit donc bien d’un postulat, voire d’un credo, et non pas d’un axiome. Ne pas le poser revient à renoncer à l’idée même de philosophie. Qu’est-ce qui distinguera l’entreprise du philosophe de celle du religieux, sans ce postulat ? C’est pourquoi nous devons le poser avant toute chose.

A partir de ce postulat, on peut déduire une série d’inférences ou de propositions :

1° Il n’y a rien de transcendant en soi, i.e. rien de ce qui est et même de ce qui n’est pas n’a de valeur en soi.

Démonstration
S’il en allait autrement, il faudrait supposer une intention supérieure ou transcendante à partir de laquelle les choses prendraient tout leur sens, c’est-à-dire acquerraient leur raison d’être. La question leibnizienne « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » est ainsi unsinnig, c’est-à-dire insensée. Se poser une telle question revient en effet à postuler l’existence d’une décision transcendante, ou une cause finale à tout ce qui est, donc un plan, une providence. Or cette hypothèse n’en est pas une puisqu’elle admet d’emblée l’impossibilité de toute réponse. Se poser la question revient à s’empêcher absolument d’y répondre, puisqu’il n’est pas possible de remonter par induction jusqu’à la cause finale par les voies de la raison. Une hypothèse, au contraire, est par définition une affirmation en sursis, en attente de démonstration par les voies de la raison. Elle appartient au discours du possible et non pas au domaine de l’inconnaissable. Elle ne renonce pas à la possibilité de la réponse. Bref, elle n’est pas vaine. Est unsinnig toute proposition qui porte en elle-même sa propre impossibilité, qui s’annule en se formulant. Ainsi la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » est une pseudo question : elle vide de toute pertinence sémantique l’interrogatif « pourquoi ». Elle ne veut rien dire.

2° Être ne vaut pas mieux que n’être pas, la vie ne vaut pas mieux que la mort.

Démonstration
Cela se déduit directement de la proposition 1 : si rien n’a de valeur en soi, la vie, comme la mort, est sans valeur.

3° Tout discours normatif sur le vivant est sans fondement. Au mieux, ce n’est que de la mauvaise foi.

Démonstration
Toute tentative de normativité implique du transcendant. Or prétendre qu’il y aurait des choses bonnes en elles-mêmes est, d’après les propositions précédentes, insensé. En effet, si certaines choses étaient bonnes en elles-mêmes et d’autres pas, il faudrait poser en principe une cause finale, donc une intention, un plan, une providence. Dès lors qu’il nous apparaît impossible de remonter jusqu’à cette cause finale, puisqu’elle est transcendante, cela revient à indéterminer les valeurs que l’on postule. Bref, on ne sait pas pourquoi telle chose aurait davantage de valeur qu’une autre. Dans ce cas, il est contradictoire d’affirmer que telle ou telle chose a de la valeur en soi, puisque la transcendance d’où proviendraient les valeurs étant inconnaissable, les valeurs qu’on attribue aux choses n’ont que l’apparence, c’est-à-dire l’apparat, du transcendant. D’ailleurs l’inaccessibilité de la source des valeurs se traduit dans les faits par les disputes, les haines, les contradictions. Preuve que les valeurs proviennent d’une décision ici-bas, historiquement datée et, par conséquent, artificielle et arbitraire. Si l’on devait en dresser la généalogie, on pourrait par hypothèse y reconnaître une origine passionnelle, en aucun cas morale au sens que l’on donne au mot « morale ». Ainsi tout discours normatif sur le vivant revient à défendre une position amorale en soi, parce que non transcendante et/ou passionnelle.

4° Être écologiste, ce n’est ni bien ni mal. Réciproquement, ne pas être écologiste n’est ni bien ni mal.

Démonstration
Cela se déduit de ce qui précède. Puisque tout discours normatif sur le vivant est en vérité amoral, et que la vie n’a aucune valeur en elle-même, l’écologisme se trouve non pas tant par-delà qu’en deçà bien et mal. Pour se trouver au-delà du bien et du mal, il faudrait en effet que l’écologiste soit conscient de l’inanité de tout discours normatif, qu’il renonce à la morale. Or, à quelques exceptions près, l’écologisme se veut moralement fondé, sans savoir ou feignant d’ignorer qu’il réunit en fait des intérêts passionnels différents, quoique convergents sur les moyens, ici la peur de mourir, là l’attachement à la nature. Rien qui puisse, en tous les cas, relever d’une quelconque valeur au sens strict du terme. 

5° Pour défendre sensément le point de vue écologiste, il faut s’appuyer sur des arguments non normatifs.

Démonstration
Cela se déduit de ce qui précède. Puisqu’aucun discours normatif n’est fondé en raison, le point de vue écologiste, pour être sensé, doit s’exprimer par des arguments non normatifs.

Scolie I
Il s’agit dès lors de parler non plus de ce qui est bien et mal, mais de ce qui est utile et nuisible, c’est-à-dire d’une part de ce qui favorise notre existence du point de vue de la vie biologique et de la coexistence avec les autres êtres vivants (ou la nature), et d’autre part de ce qui, au contraire, représente des obstacles, des nuisances à notre existence naturelle.

Scolie II
Mais ne pourra-t-on pas nous objecter alors qu’en disant cela nous accordions du prix, et donc de la valeur, à la vie ? Pourquoi ce qui est utile serait-il précisément ce qui contribue à la vie ? Parce que nous devons partir de ce qui est, donc du fait, à savoir qu’il y a de la vie, et que par nature, il apparaît que tout organisme aspire, consciemment ou pas, à ce qui favorise son développement ou sa santé, sa puissance, et fuit ou s’écarte de ce qui représente pour lui une douleur ou un danger de mort. Dès lors, l’organisme vivant cherche par nature ce qui lui est utile et fuit ce qui lui est nuisible. C’est d’ailleurs ce qui distingue par essence le vivant de l’inerte.

6° Pour être légitime, c’est-à-dire sensé, le discours écologiste doit donc être utile et non pas normatif.

Démonstration
Chasse à la baleine
Tout discours normatif s’expose à disputes et controverses du fait même qu’il ne repose sur rien qui puisse être transcendant, c’est-à-dire hors de doute. Dans ce cas, vouloir justifier l’écologisme par des raisons dites normatives ne sert à rien et au contraire nuit à la cause écologiste même. Ce type de discours est contre-productif, inutile et nuisible. Il convient de proposer des arguments en accord avec les faits ou avec ce qui est, à savoir les lois de la nature telles que nous les expérimentons en nous et autour de nous. Or nous constatons que la nature, définie comme l’ensemble des vivants, cherche ce qui lui est utile (sans finalité aucune, mais en tant que processus efficient), tandis qu’elle fuit ce qui lui est nuisible. D’où l’idée que l’écologisme, pour être conforme à son objet, savoir : défendre les lois de la nature, se doit lui aussi d’être utile, c’est-à-dire de rechercher les arguments qui permettent à la nature d’être comprise dans son être, c’est-à-dire dans l’effort que les organismes produisent pour se maintenir en vie et conserver la santé, tout en s’écartant de tout ce qui représente un danger.

7° Le discours écologiste ne se distingue pas fondamentalement de l’explication des lois de la nature, c’est-à-dire des sciences de la nature.

Démonstration
Puisque le discours écologiste utile consiste dans la compréhension de ce qui est utile à la nature, il suppose la connaissance des processus naturels. Or ce type de connaissance est précisément l’enjeu des sciences de la nature, telles que la biologie, la physique, la chimie, mais aussi la médecine, etc.

8° Le discours écologiste est utile, c’est-à-dire conforme à ce qu’il veut et peut être, dès lors qu’il rend possible la communication et la co-efficience  de chacune des sciences de la nature.

Démonstration
Quoique similaire, du point de vue de la démarche de connaissance, aux entreprises des sciences de la nature, l’écologisme se justifie en tant qu’il entreprend de mettre en relation chacune des disciplines sectorisées et circonscrites à un objet de la nature, pour les placer dans la perspective globale de la nature en général, la nôtre comme celle de tous les autres organismes. A ce titre, il correspond à une sorte de métascience, au sens où il se donne comme projet, non pas de superviser ou de piloter chacune des sciences de la nature, mais de les relier entre elles pour constituer la forme la plus complète de la connaissance de la nature.

Scolie
Ainsi l’écologisme devient écologie, science des sciences de la nature. Il reflète dans l’ordre de la connaissance la réalité de la nature elle-même. De même que tous les organismes coexistent sur le même plan, puisqu’aucun d’entre eux ne transcendant les autres, de même l’écologie planifie, coordonne, sur le plan général de la connaissance de la nature, l’ensemble des disciplines des sciences de la nature. L’écologie opère une dé-hiérarchisation des disciplines ou des sciences de la nature, en conformité avec ce qui est. Elle a pour mission, non pas de normer les sciences, mais au contraire de neutraliser les tentatives-tentations de normalisation dans les sciences de la nature, de telle sorte que ce que décrivent les sciences soit conforme à ce qui est, et dès lors que les sciences soient conformes à leur essence, c’est-à-dire à ce qu’elles doivent être pour être des sciences.

9° Ne pas être écologiste est, sinon mauvais au sens moral, du moins et nécessairement nuisible.

Démonstration
Cela se déduit de ce qui précède. Puisque l’écologisme consiste dans l’effort de soutenir, dans l’ordre de la connaissance sous la forme de l’écologie, et dans l’ordre pratique sous la forme de l’action, l’effort même de la nature pour se maintenir dans son être, l’effort contraire (l’anti-écologisme) ou l’absence d’effort (l’indifférence et l’inertie) apparaît contre nature, c’est-à-dire nuisible à la nature dont nous faisons tous partie.

10° Ne pas être écologiste est nuisible pour soi-même.

Démonstration
Puisque nous sommes des parties de la nature, ne pas soutenir l’effort de cette dernière revient à ne pas se soutenir soi-même ; autrement dit, cela revient à se nuire.

Scolie I
Comment expliquer qu’une telle attitude soit possible s’il est vrai que, en tant que parties de la nature, nous sommes soumis aux mêmes lois qui déterminent les organismes ? Autrement dit, s’il est vrai que nous observons autour de nous cet effort de chaque organisme non humain de se maintenir dans l’existence en recherchant l’utile et en s’écartant du nuisible, comment expliquer que l’humain puisse de manière contraire à sa nature ne pas rechercher ce qui lui est utile ? Cela tient sans doute à ce qui le distingue des autres organismes, savoir la conscience réflexive, par laquelle il est capable de se penser, et, partant, de s’extraire artificiellement du tout auquel il appartient. La conscience réflexive, associée à la raison, produit des abstractions, et en premier lieu l’abstraction de soi-même, au sens premier du terme, comme opération d’isolement de soi par opposition à ce qui n’est pas soi. L’abstraction est retrait de soi hors de la nature. Mais cette opération mentale n’est, précisément, que mentale, c’est-à-dire qu’elle ne rend pas compte de la réalité elle-même, mais d’une faculté de l’esprit. L’homme se croit alors être « un empire dans un empire ». Il génère ce faisant une forme fallacieuse de transcendance, ou du moins, un sentiment de transcendance, l’illusion d’être au-dessus de la nature, par le regard surplombant que son esprit lui permet. Mais il est évident que le sentiment ne traduit pas nécessairement ce qui est, et qu’il convient toujours de se méfier de lui. Par conséquent, il faut surplomber son propre sentiment et repérer sa genèse dans l’acte même de se penser, acte qui caractérise la conscience de soi.

Scolie II
Cette abstraction de soi par soi, générée artificiellement par la conscience de soi, entraîne, outre le sentiment de supériorité, celui de toute-puissance ou de libre arbitre. Car, en se croyant au-dessus de la nature, ou du moins hors d’elle, on se croit facilement aussi insoumis à ses règles et lois, et donc indéterminé. Le libre arbitre consiste dans la puissance que possèderait l’âme ou l’esprit, le moi psychique, de se déterminer lui-même, sans être causé par quelque chose d’extérieur à lui-même. Le libre arbitre repose ainsi sur la croyance que nous ne serions pas des êtres naturels, c’est-à-dire des êtres totalement déterminés par les mêmes causes que les autres organismes et êtres de la nature. Il est, de ce point de vue, intrusion du surnaturel en nous, capacité mystérieuse, car échappant à l’explication fournie par les sciences de la nature, de produire des effets dans le monde en étant causa sui. Or il est manifeste qu’en théorie cela est infondé ; et qu’en pratique, cela est impossible, comme le montre notre incapacité à être cause de soi-même, à susciter n’importe quel désir en nous, etc.